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PLOMB DU CANTAL
Eugène Martres : souvenirs de ferme et d’estive
Eugène Martres : souvenirs de ferme et d’estive

Eugène Martres né en 1925 d’une famille paysanne a été pâtre, professeur de lycée, maire et historien. Il témoigne ici de la vie pastorale autrefois à la ferme et à l’estive.

Comment décririez-vous le lieu où vous êtes né ?
Il faut distinguer trois catégories sociales dans les villages d’altitude du Cantal, au début du XXe siècle. Il y avait les ouvriers agricoles qui possédaient peu de biens, une maison, un jardin et quelques chèvres ou brebis. Les petits ou moyens propriétaires qui possèdaient 10 à 20 vaches laitières et utilisaient des vaches pour le labour.
Et enfin les propriétaires de grosses fermes détenteurs d’un cheptel supérieur à 30 vaches laitières et de bœufs d’attelage. C’est de cette troisième catégorie que je suis issue. 

Pouvez-vous m’en dire plus sur ce qui différencie ces trois types d’exploitation ?
L’importance des exploitations ne se mesure pas à la surface de terre qui leur est rattachée mais au nombre de vaches laitières possédées. La deuxième catégorie ne détenait pas de montagnes. Ces petits agriculteurs devaient se contenter des communaux pour faire paître leurs bêtes pendant l’été. Leur exploitation était familiale et ils réalisaient leurs travaux eux-mêmes. Ils fabriquaient des "roqueforts" au lait de vache. 

De combien de têtes de bétail et de bâtiments était composée votre ferme ?

Je viens pour ma part d’une famille relativement aisée puisque la ferme de mes parents comprenait 40 vaches laitières. Les plus grosses fermes pouvaient atteindre 80 vaches laitières, comme par exemple celle de Comblat, à Vic-sur-Cère. A Albepierre, le cheptel comprenait également des doublonnes et des terçonnes, des cochons, et surtout deux trains de labour et des juments.
A cette époque, plus personne n’avait de mulets. Seuls quelques petits propriétaires possédaient un âne. Les bœufs avaient une grande valeur car une fois domptés, ils participaient efficacement aux travaux les plus importants de la ferme : le labour et le transport du foin. La fabrication du fromage sur les montagnes donnait lieu à un commerce relativement important. 

Notre ferme était composée de quatre principaux corps de bâtiments : une grange avec étable, un bâtiment pour les veaux et les juments, des loges à cochons et la maison d’habitation. Une autre grange isolée, à deux ou trois kilomètres du village permettait de stocker le foin, lorsque les prés étaient trop éloignés de la ferme. Les jeunes bêtes qu’on ne trayait pas étaient également enfermées dans ces granges et surveillées par un homme qui demeurait là jusqu’à l’épuisement des réserves de foin.

Comment se déroulait la mise en location des grosses fermes comme la vôtre ?
Les propriétaires n’étaient pas toujours exploitants. Les contrats de bail démarraient toujours le 25 mars, au moment où les réserves de foin étaient épuisées. La situation du contrat entraînait une procédure compliquée avec des expertises, toujours officialisées par un acte notarié.

Où estivaient les vaches des fermes qui n’avaient pas de montagne ? 
« Il y avait toujours la possibilité de louer sur des zones privées ou des sectionaux. »

Le nombre de travailleurs était-il le même dans les différents types d’exploitations que vous définissez ?
Non. Contrairement aux petites exploitations, les grosses fermes avaient besoin d’une main d’œuvre extérieure, plus ou moins importante selon les saisons, d’où l’importance des ouvriers agricoles, communément nommés domestiques. 

Comment étaient recrutés ces domestiques et quel était leur rôle ?
Les domestiques étaient indispensables au bon fonctionnement des grosses fermes. Trois personnes en moyenne étaient embauchées pour une durée de 11 mois, à partir de la fin de l’hiver, lorsqu’arrivaient les premier s veaux, et jusqu’à la Saint-André, le 30 novembre. Le contrat était oral. Une,voire deux servantes s’occupaient des cochons, du plantage des pommes de terre, des prés, des repas et du bois pour les fourneaux. 
Pour assurer les besoins en main d’œuvre au moment des foins, deux faucheurs étaient également loués pendant deux mois l’été. Les fermiers allaient généralement les chercher aux foires de Murat ou d’Aurillac le 2 juillet. Ces travailleurs arrivaient pour la plupart de châtaigneraie (les "castagnaïres") ou du Lot (les "barabans"). Les domestiques n’étaient généralement pas très éduqués. Ils avaient très peu de biens, à peine quelques chèvres et un jardin potager. Ils étaient formés sur le tas. Une partie d’entre eux tentait sa chance à Paris.

Quelles étaient les relations entre les paysans, du fait des différences de niveaux de fortune ?
Une très grande complémentarité existait entre les différentes catégories sociales. Par exemple, seules les grosses fermes étaient dotées d’attelages (bœufs, juments), de taureaux et d’un outillage élaboré. Grâce aux relations entretenues entre les fermiers, les moins bien dotés pouvaient profiterdes bêtes (pour tirer leur tomberau rempli de sel, ou bien pour faire saillir leurs vaches) et de leurs outils (la batteuse par exemple). Ceux qui en bénéficiaient s’exclamaient toujours en partant : « Jusqu’à la paye ! ».
L’expression signifiait implicitement qu’ils reviendraient travailler de leur bras au moment des grands travaux (fauchage, moisson) en échange des services rendus. Les conflits générés par ce système étaient rares. 

Comment se déroulaient les travaux agricoles ?
La fenaison était « la grosse affaire » de l’année. Elle avait lieu plus tard qu’aujourd’hui, jamais avant le 1er juillet, seulement lorsque le foin était bien mûr. Les repas étaient pris au pré même. Trois chars alternaient toute la journée pour rentrer le foin permettant le stockage de 20 chars par jour. La position des prés en bordure de montagne s’explique par une forte pression démographique générant des besoins important en foin, pour hiverner les bêtes.

Pendant l’estive, existait-il le système de la "fumade" et de l’"aygade" ?
Il n’y avait pas d’"aygade", de terrain de parcours indivis, à l’époque où j’ai travaillé sur la montagne. La "fumade" par contre était clairement délimitée. Dans la "fumade nouvelle", l’herbe poussait deux mois après le parcage des bêtes. Sur la montagne, l’eau était extrêmement importante pour les vaches et pour les hommes. Chaque montagne avait sa source. »

Comment se déroulait la fabrication des fromages, à la montagne ?

Les fromages pesaient entre 37 et 40 kg. Ils étaient frottés quotidiennement pour enlever la bourre, les poils. Ils étaient posé sur de la paille et chargés sur tombereau. Le marché au fromage avait lieu à Murat tous les vendredis. Les marchands de fromages les expédiaient ensuite à Paris ou à Lyon. La plus grosse foire était celle d’Allanche. Lorsqu’ils étaient conservés trop longtemps, les fromages perdaient leur poids. Les ratés étaient rares et généralement dus à la température. Dans ce cas, ils étaient récupérés à la ferme »

Quelles étaient les menaces auxquelles vous deviez faire face le plus souvent ?
Les dangers sur la montagne étaient le tonnerre, la maladie du charbon et la fièvre aphteuse. Cette dernière était très contagieuse. Un troupeau suffisait à contaminer tout le village. Elle entraînait peu de morts mais pendant trois semaines, les bêtes ne marchaient pas, ne mangeaient quasiment pas et parfois perdaient leur tétine. La surveillance se faisait de loin.

Comment gériez-vous les effectifs de bétail durant l’année ?
Les saillies avaient lieu en avril ou mai. Les veaux naissaient entre février et avril mais un taureau était laissé à la montagne pour les vaches qui n’avaient pas pris. Le soir, le pâtre était chargé de donner du foin ou parfois des tourteaux aux veaux. Les veaux mâles et les vieilles vaches (9 ou 10 ans) étaient vendus à l’automne. La location de bêtes était possible mais seulement en appoint avec quelques doublonnes et velles. Cette pratique était marginale. Les bœufs : 2 taureaux restaient à la ferme. Le hongreur était chargé de les châtrer. Cette tâche s’effectuait à la main et avec un lacet autour de 2 ou 3 ans. On avait ainsi une paire de bœufs. Ils étaient ensuite vendus vers l’âge de 6 ans.

En montagne, les animaux avaient-ils accès à la forêt ?
Les forêts étaient strictement interdites au pâturage. Des gardes forestiers surveillaient de près les forêts et dressaient un PV s’ils croisaient des vaches. 

Quant la « dévalade » avait-elle lieu ?
La descente se faisait le plus tard possible pour économiser les fourrages ».

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Témoignage recueilli en 2011 par Violaine Nicolas dans le cadre de sa thèse d’histoire "Genèse d’un monde pastoral".


Eugène Martres a été professeur au lycée Emile Duclaux à Aurillac, maire d’Albepierre-Brezons. Il est aussi l’auteur du livre "Le Cantal de 1939 à 1945"