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CEZALLIER
Marcel, vacher sur l’estive des Fortuniers
Marcel, vacher sur l’estive des Fortuniers

Cinq heures, le jour se lève en ce jour d’été. L’horizon s’éclaircit sur les croupes du suc de Fondevialle et de la Brèche de Giniol. Quelques brumes emplissent encore le vallon du ruisseau de la Meule entre le bourg de Vèze et le hameau du Lac. Marcel doit partir sur la montagne des Fortuniers pour la traite.

« Comme chaque matin Marcel le vacher s’éveille de bonne heure. Il écarte les rideaux de l’alcôve de la grande pièce commune, soulève les couvertures. Assis sur le bord du lit, les pieds sur le coffre de bois, il enfile ses vêtements. Le café noir, fait la veille, tinte en glougloutant, en tombant au fond de la petite casserole… Une allumette craque… La mèche du réchaud à pétrole s’enflamme… Bientôt le café chante au fond du récipient. Marcel l’avale tout chaud puis sans perdre de temps il enfile le bourgeron, endosse le bidon à bretelles, empoigne le seau en fer blanc. Il est prêt pour démarrer la journée là- haut sur les estives.

Sa chienne Fauvette l’attend devant la porte. C’est son compagnon de route en ces heures matinales, au même titre que la cigarette de gris roulée.

Et c’est parti pour une demi heure de route par un chemin creux, caillouteux, mal aisé. Les galoches ferrées résonnent sur les larges pierres.
Marcel traverse le village qui s’éveille difficilement avec les chants des coqs qui se répondent, les aboiements de quelques chiens, les jurons de quelque fermier encore mal réveillé. L’eau de la fontaine chantonne encore. Dans quelques instants, elle sera plus discrète, les bruits du jour l’auront avalée. Les crêtes des toits, les silhouettes des arbres se découpent peu à peu sur le levant. Les premières fumées quittent les cheminées et montent dans le ciel clair.

Le chemin s’élève entre les prés bordés de haies, d’où monte l’odeur des foins fraîchement coupés. Puis c’est le plateau, vaste étendue légèrement vallonnée. Les arbres ont disparu. La monotonie des courbes est rompue par les rangées rectilignes de barbelés délimitant chaque « montagne » et les vedelats, ces baraques en planches où dorment les veaux, posés ça et là derrière une murette ou un bouquet de buissons, près d’une source ou d’un ruisselet. C’est la montagne à vaches. Marcel la connaît bien depuis le temps qu’il y revient chaque jours durant l’estive.

Le domaine de l’estive

A l’approche de la montagne Fauvette a déjà quitté son maître. Elle a senti les quatre vaches à l’autre bout de la parcelle, sur un faux plat où elles dorment encore, couchées au milieu des gentianes. A l’arrivée de la chienne, elles se lèvent, s’étirent et se « lâchent ». Lentement elles s’approchent de la baraque où leurs veaux ont passé la nuit. Fauvette les suit calmement sans aboyer, sans agressivité. On vit ensemble que diable. Chacun connaît les règles et les respecte. Chacun a ses pouvoirs et les appliquent. C’est la loi de la montagne et de l’Estive.

Dans le parçou, l’enclos entouré de claies en bois devant la baraque, Marcel a lâché les veaux qui gambadent et commencent à appeler leur mère en devinant leur approche. Il a posé son bidon et le seau en fer blanc à même le sol. Il attache la selle à un seul pied avec un harnais en cuir, vérifie que sa corne à sel est bien pleine. Calmement assis sur la selle, le seau à portée de main il roule une deuxième cigarette en attendant l’arrivée des laitières.

Les voilà ! Chaque vache attend, dans le calme, près du parçou. Elles ont l’habitude. Un veau est lâché. Il file sous sa mère et avale goulûment les premières gorgées de lait. Le plaisir sera bref : le temps de goûter les quatre mamelles pour amorcer la traite, amirer . Bientôt, la corde entoure son cou et les bras puissants de Marcel le repoussent jusqu’à la jambe avant de sa mère où il sera lié pendant la durée de la traite.

Une poignée de sel sur le dos du jeune animal calme la vache rouge, qui, d’un large coup de langue, récupère cette friandise et la savoure. Le vacher s’est assis, bien campé sur sa selle, le seau en fer blanc coincé entre les jambes. Les doigts puissants serrent et tirent les mamelles opposées. Le lait chaud et odorant gicle en chuintant au fond du seau.
Peu à peu le liquide blanc, recouvert d’une écume crémeuse emplit le récipient. La vache n’a pas bougé. Trois mamelles sont vides. Marcel se lève déjà… et la quatrième ? Il tire sur la corde. La boucle cède et libère le veau qui se précipite vers le pis et trouve rapidement la mamelle restante où il va se régaler goulûment. Le lait est vidé dans le bidon. Une toile fine, tendue avec quatre épingles à linge sur l’ouverture sert de filtre. L’opération est recommencée pour chaque vache.

Mais aujourd’hui Marcel n’est pas seulement venu à la montagne pour traire. Le plus âgé des veaux mâles et déjà bien gras est recouvert par notre vacher d’un sac en toile de jute. Quel accoutrement ! Ce n’est pourtant pas carnaval ! Mais quel mauvais présage pour le veau car dans quelques jours, il sera vendu au boucher du canton d’Allanche. Le sac de toile imprégné de son odeur sera désormais placé sur le dos de l’un de ses congénères qui le remplacera auprès de sa mère pour amorcer la traite.

La traite est finie ou presque. Chaque veau est équipé d’une muselière hérissée de piquants. S’il lui vient à l’idée de se servir directement au pis, pendant la journée, la mère, blessée par les pointes, le chassera bien vite et il ira brouter à volonté sa ration d’herbe tendre et savoureuse ou courir dans les vastes espaces de cette partie du Cézallier oriental. Les vaches attendent car Marcel doit enduire leurs mamelles fragiles de graisse. L’opération terminée, elle accompagnent comme chaque jour leur progéniture vers l’abreuvoir et avalent leur ration d’eau pour la matinée avant de s’égayer dans les verts pâturages.

Marcel a rangé sa selle et la boite de graisse dans la cabane. Assis sur le bidon qu’il vient de refermer, il roule une cigarette pour le retour vers le village tout en regardant se disperser son minuscule troupeau.
Le seau à la main, le bidon sur le dos, Marcel referme le travers, jette un dernier coup d’œil sur son petit troupeau et prend le chemin du retour. Le bidon est lourd, le seau est plein, mais le chemin descend vers le village où tout s’anime.

Il retrouve sa maison maintenant inondée de soleil. La soupe fumante vient d’être trempée dans un bol recouvert d’une assiette retournée. Marcel était attendu.

Denis Hermet